Comment raconter une histoire sans se poser la question de son déroulement? Les cases de la BD ont depuis longtemps fait exploser leurs cadres, avec quelques dessinateurs précurseurs, tandis que les scénaristes ne cessaient d'élargir leurs possibilités d'intervention, du questionnement de la mémoire au récit autobiographique, en passant par les fresques historiques. Avec, le plus souvent, une réflexion sur le rapport au temps, résolument proche de la création littéraire.
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Quel temps fera-t-il demain?
Avec Journal de 1985, Xavier Coste prolongel'adaptation de 1984, en imaginant une suite au récit glaçant de George Orwell. Exerciceprésomptueux? Non, car son univers graphique exerce à rendre l'atmosphèreintemporelle et figée d'un monde hors du temps. La chronologie n'existe plus,les saisons semblent être toujours identiques, l'histoire est défaite autantqu'elle est fabriquée, rien ne semble pouvoir évoluer. Avec sa palettegraphique, le dessinateur fait des choix radicaux. Deux, voire trois couleurs,en aplats souverains, par page: gris et jaune, gris et beige, gris etrouge, rouge et blanc… Personnages et décors, brossés jusqu'à l'effacement,semblent flotter dans un brouillard de pénombre oppressante.
Deux, voire trois couleurs par page: les choix radicaux de Xavier Coste dans Journal de 1985. | Éditions Sarbacane
Le métro ressembleà celui du Transperceneige (Lob et Rochette), tandis que la représentation des espaces d'Abraxas de Noisy-le-Grand (Ricardo Bofill, 1983) rappelle que Terry Gilliam s'inspira d'Orwellpour filmer Brazil et qu'on y tourna quelques scènes d'Hunger Games (La Révolte: partie 2, 2015), autant d'autres univers totalitaires. Le format carré, inhabituel pour une BD, est parfaitement approprié.
Les espaces d'Abraxas sont représentés dans la BD. | Éditions Sarbacane
Hors du temps
Voici le Japon du XXIIe siècle. Muettes, les trente premières pages nous donnent une sobreindication temporelle, celle de la tombe d'Hideo Hishimaru (2095-2155). Pourtant, on trouve peu d'images futuristes ici, car l'île de Kino reste résolument ancrée dans le passé, refusant de se plier aux nouvelles technologies, notamment les robots désormais généralisés dans l'archipel.
L'île de Kin, résolument ancrée dans le passé: une simple utopie. | Éditions Sarbacane
Mais cet «hors du temps» est une utopie: il ne peut qu'être rattrapé et détruit. À l'image d'Hélène, pianiste française qui court après letemps, l'âge, risque de perdre sa place dans l'orchestre philharmonique et constate quele désir de son mari s'étiole. La voici qui noue un pacte faustien avec elle-même, en s'offrant son double en androïde (le thème est à la mode, comme en témoigne la variation vampirique de The Substance). Elle, mais jeune. De cette illusion, elle sera la première victime, rattrapée aussi par le repli identitaire du Japon, qui décide de refuser l'influence occidentale pour se retrouver–c'est-à-dire plonger dans son passé.
L'approche graphiquede Thomas Hayman vise l'épure, quasiment l'abstraction,à mi-chemin entre la stylisation extrême d'un E.P. Jacobs ou d'un Yves Chalandet la sophistication de l'art pictural japonais traditionnel. Rapidement,elle impose la logique d'un futur figé, d'un Japon intemporel, aux paysages soigneusementimmuables, un univers sous cloche. Tout est immobile ici, sauf le temps, menace invisible qu'on essaye d'écarter.
Thomas Hayman vise presque l'abstraction. | Éditions Sarbacane
Quarante-huit heures de la vie d'une femme
En 1954, Ava Gardner est au faîte de sa gloire. Pour lapromotion de La Comtesse aux pieds nus, film sur mesure, elle entame unetournée internationale qui inclut deux jours à Rio, où rien ne se passe commeprévu. Organisation foireuse, paparazzi, fans, ragots, «protecteur» possessif (Howard Hughes), caprices d'une star quine s'appartient plus, ces quarante-huit heures tournent au fiasco. L'actrice semble n'avoirqu'une préoccupation: s'échapper, fuir, grappiller quelques minutes, quelquesheures à elle, dans une vie minutée où elle ne décide de rien. Elle constate, impuissante, résignée et furieuse à la fois, qu'elle perd son temps.
Ana Mirallès (Djinn…) illustre ce récit mouvementé avec la touche caressante de son pinceau, trait ferme, couleurs vigoureuses, faisant la part belle aux contrastes lumineux, où la nuit brésilienne se décline en pénombres oppressantes.
Rien ne se passe comme prévu à Rio. | Éditions Dargaud
Ava–Quarante-huit heures dans la vie d'Ava Gardner
Ana Mirallès, Emilio Ruiz
Dargaud
112 pages
22 euros
Paru le 18 octobre 2024
Le temps retrouvé
Dans Pizzica Pizzica, c'est l'écrasement du présentqui est en jeu. Apolline a rencontré Erwan, dont elle est tombée amoureuse.Elle s'enfonce dans une relation violente et toxique, immédiatement perçue à lalecture mais que la jeune femme ne mesure pas. Elle est prise dans le présent,broyée par l'incapacité d'analyser cette histoire dans son déroulement:ce qu'elle a vécu et vit annonce ce qu'elle vivra, mais elle est dans l'incapacitéde le voir. Elle ne décide de rien et chaque moment lui est imposé par soncompagnon. Ce que l'on sait à la lecture, elle ne le perçoit que peu à peu et cette figure narrative conduit à un rattrapage cathartique progressif.
Il lui faudra ainsi une image (un couple à Pompéi figé dans la mort), un accident, suivis d'une baignade libératrice et d'une danse traditionnelle,intemporelle, pour retrouver la maîtrise de son histoire. Ce que raconte avecgrâce Solène Rebière dans sa première BD est exactement cela: unerelation toxique vous extrait de votre vie pour construire un espace-tempsparallèle que vous ne pouvez pas contrôler, une prison où votre temps est compté.
Le sens de la narration de Solène Rebière dans sa première BD force l'admiration. | Futuropolis
La dessinatrice procède en lavis soignés, où l'on perçoit le travail d'Emmanuel Lepage ou de Christian Rossi–elle souligne leurs encouragements. Peut-être aussi dans l'éclat d'un sourire se souviendra-t-on de la naïveté franche d'un Mitacq. Mais son style est déjà fortement ancré et son sens de la narration, alternant accélérations, ruptures et hésitations, force l'admiration.
En temps de guerre
Avec Sur le Front de Corée, Dupuis accueille dans sa collection «Aire libre» des adaptations de grands reportages, qui ont valuà leurs auteurs le prix Albert-Londres, en lien avec l'INA et l'AFP. C'est donc une plongée dans l'histoireimmédiate, exercice particulièrement délicat du journalisme. Les reportagesd'Henri de Turenne durant la guerre de Corée (1950-1953) témoignent en quelque sorte d'unéchec de cet exercice.
Attaché à la description du conflit, le journalistes'égare parfois. Il évoque davantage le sort des autres journalistes que celuides Coréens, travers de la profession, alors qu'il est confronté à dessituations épouvantables. Surtout, il peine à restituer le conflit dans sesdimensions historiques et géographiques, victime de l'immédiateté, del'actualité et de l'impossibilité, lorsqu'on est au front, d'avoir du recul. En1950, internet n'existe pas et l'information, la contextualisation sont desdonnées rares. On devine le reporter parfois «embedded». Ence sens, son témoignage est précieux car il porte la marque d'un métier dansson époque, et montre la différence entre le temps bref du journalisme et celui,long, de l'historien.
Les reportages d'Henri de Turenne durant la guerre de Corée sont illustrés. | Dupuis
La parution suivante est attendue en janvier 2025: Les Mémoires de la Shoah, témoignages recueillis par Annick Cojean (prix Albert-Londres 1996), adaptation de Théa Rojzman et Tamia Baudouin.
Henri de Turenne, Rafael Ortiz, Stéphane Marchetti
Dupuis
120 pages
26 euros
Paru le 18 octobre 2024
Le monde d'hier
Retournons au Japon grâce à la réédition d'Au Temps du Botchan, chef-d'œuvre de Jirō Taniguchi, en hommage à Botchan (1906), roman très populaire de Natsume Sōseki. Les cinq volumes de ce manga ont paruentre 1987 et 1996.
Botchan No Jidai. | Papier / Jiro Taniguchi, Natsuo Sekikawa, 2021
Le scénario de Natsuo Sekikawa nous entraîne dans le Japon de l'ère Meiji, peu après la Guerre russo-japonaise de 1904-1905, peignant la vie de quelques intellectuels: Natsume Sōseki, bien sûr, mais également d'autres figures littéraires, comme Takuboku Ishikawa, «le Rimbaud japonais», ou encore Raichō Hiratsuka, écrivaine, journaliste résolument engagée et féministe.
Botchan No Jidai. | Papier / Jiro Taniguchi, Natsuo Sekikawa, 2021
Taniguchi (Journal de mon père, Le Sommet des dieux…) est aujourd'hui au manga ce qu'Hugo Pratt était àla BD dans les années 1980. «Je ne lis pas de BD, mais Corto Maltese,ce n'est pas pareil», disait-on alors avec snobisme. «Mes enfants lisent des mangas, moi je lis Taniguchi», pourrait-on affirmer désormais. La précision des traits du mangaka nous plonge dans un changement d'époque radical pour le Japon. Une œuvre graphique autant que littéraire. À l'image de l'essentiel de ses récits, Au Temps duBotchan est une œuvre contemplative, qui étire les jours, prend le tempsd'installer intrigue et personnages, ralentit parfois, accélère peu.
Natsuo Sekikawa, Jirō Taniguchi
Casterman
Tome 1 (254 pages) et tome 2 (298 pages)
20 euros chaque volume
Les trois autres volumes sont attendus d'ici fin 2025.
La bande dessinée traditionnelle a longtemps opéré de manière simple avec un déroulé chronologique qui se contentait d'additionner les événements, ménageant si possible un suspense en bas de page. En cela, elle reprenait la recette éprouvée des romans feuilletons. Cette BD où le récit glisse de manière linéaire est désormais fortement questionnée par l'avènement du roman graphique. Et ce n'est pas un hasard qu'il soit nommé ainsi: lalittérature n'a plus l'apanage d'une relation privilégiée à la narrationcomplexe. Ce n'est pas davantage un hasard si presquetous ces récits prennent le temps de s'étirer durant plusieurs dizaines, voirecentaines de pages.